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28 juillet 2013

Nikola Tesla

Nikola-Tesla-seated

 

Durant plus d’une décennie, la figure de Nikola Tesla a été mise sous le boisseau en Croatie, en raison des origines serbes de « l’inventeur » de l’électricité. Désormais, alors que le pays vient de rejoindre l’UE, Nikola Tesla est présenté comme « le meilleur fils de la nation croate ». Dans le même temps, le marché local de l’énergie électrique a été privatisé. Boris Postnikov revient sur certains mythes européens...

Le 16 février 1992, le monument dédié à Nikola Tesla dans la ville croate de Gospić était détruit à l’aide d’un engin explosif improvisé, d’un détonateur minuté et de quelques imbéciles nationalistes non identifiés. L’œuvre emblématique du sculpteur Frano Kršinić, fortement endommagée, n’est tombée qu’à quelques mètres. La logique symbolique de ce geste destructeur va autrement plus loin : elle s’étend jusqu’aux cérémonies spectaculaires qui ont marqué l’adhésion européenne de la Croatie, le 1er juillet dernier...

En fait, ce qui avait commencé par la destruction du monument s’est poursuivi tout au long des années 1990, alors qu’un assourdissant silence entourait le nom de Nikola Tesla, le génial « découvreur » de l’électricité, fils d’un pope orthodoxe du petit village de Smiljan, en Lika. À partir de 2003, à l’heure de la réconciliation « politiquement correcte » impulsée par Ivo Sanader, un changement de direction s’est soudainement produit : la Croatie a célébré avec emphase le 150ème anniversaire de sa naissance, inauguré le Centre mémorial multimédia de Smiljan et installé l’imposante sculpture de Mestrović en plein centre de la capitale. Enfin, le 1er juillet, sur la Place du Ban-Jelačić, au coeur de Zagreb, devant les hauts dignitaires européens et les euphoriques reporters de la télévision, on a installé le transformateur de Tesla, l’une de ses inventions les plus estimables, présentée comme la contribution suprême de l’esprit croate à la civilisation mondiale.

Comment Tesla lui-même aurait-il commenté cette instrumentalisation euro-intégriste de sa personne et de son œuvre ? Nul ne peut le savoir. Cependant, quelques lignes tirées de son autobiographie intellectuelle, Mes inventions, laissent imaginer un sens fondamental. En parlant de « la préoccupation fanatique consacrée aux idées élevées de l’égoïsme et de la fierté nationale », il écrit ceci : « aucune alliance ou acte parlementaire de quelque nature que ce soit ne pourra stopper ce fléau. Il ne s’agit que de nouveaux mécanismes mettant les faibles à la merci des puissants »... En les lisant aujourd’hui, ces mots semblent davantage inciter à une critique eurosceptique de l’UE, vue depuis la perspective de sa périphérie, qu’à l’adoration, hautement recommandée, de la politique centripète de Bruxelles.

Mais est-ce donc important ? Le capital symbolique des grands hommes a toujours été utilisé par les idéologies dominantes, quel que soit leur couleur. Dans ces circonstances, on s’entendra pour reconnaître qu’il vaut mieux porter aux nues un grand inventeur que de faire voler en éclats sa statue. Finalement, l’opinion publique serbe a, elle aussi, prouvé son désir de changement, en attendant l’annonce semi-officielle du début des négociations d’adhésion à l’UE, et en assistant avec un calme inattendu à cette « croatisation » de Tesla. L’éternel et folklorique débat sur la nationalité de l’inventeur a même été oublié. Si les euro-optimistes locaux ont besoin de quelque argument supplémentaire pour appuyer les processus politiques mouvementés de « l’européanisation » de la région, alors la réintégration pacifique de Nikola Tesla est certainement l’un des plus convaincants.

Seulement, bien peu de gens se préoccupent encore de tels débats, car les somptueuses cérémonies sont terminée. Lidl a, comme promis, baissé ses prix et le roaming, lui aussi, coûte nettement moins cher : les choses sont ainsi rapidement revenues dans la boue du quotidien. « Nous aspirons à de nouvelles idées sensationnelles, mais nous devenons vite indifférents à leur égard » écrivait Tesla, il y a près de cent ans, au sujet de son transformateur. « Les miracles d’hier deviennent vite des phénomènes habituels ».

La manière dont le « miracle européen » d’hier en Croatie est devenu un « phénomène habituel » aujourd’hui est toutefois édifiant. L’exaltation festive des élites politiques n’a pas duré plus qu’un feu d’artifice dans le ciel de Zagreb, laissant de nouveau l’espace public à un pessimiste inerte et une résignation engourdie. Cet espace est maintenant usurpé par des messages volontaristes sur la nécessité de poursuivre les réformes structurelles conduites par les dogmes néolibéraux de la libéralisation et de la dérégulation.

Depuis le gouverneur de la Banque nationale croate, Boris Vujčić, qui évoque emphatiquement l’entrée dans la zone euro - comme si nous ne voyions pas combien l’architecture aberrante de l’union monétaire élargit le fossé entre les membres riches et pauvres de l’UE – jusqu’au ministre des Finances, Slavko Linić, qui salue l’entrée en UE en annonçant des privatisations massives, les adeptes des politiques euro-intégrationnistes nous révèlent que tout le baratin culturel et idéologique sur l’appartenance de la Croatie au monde « civilisé » de l’Europe et de l’Occident ne sert qu’à masquer les impératifs hégémoniques économiques de l’actuel développement global.

Il existe donc une certaine logique perverse à ce que le moment même où la figure de Nikola Tesla cesse d’être celle d’un Serbe honni pour devenir « le meilleur fils de la nation croate » coïncide avec l’arrivée de deux compagnies étrangères qui vont lancer le processus de libéralisation du marché local de l’énergie électrique en Croatie. Alors même que nous rendons hommage à un homme qui, selon la formule simplifiée, nous « a donné l’électricité », mais dont l’incapacité commerciale est devenue un cliché anecdotique et qui, après de nombreuses inventions lucratives, a survécu ses dernières années de vie américaine grâce à une pension de misère octroyée par la Yougoslavie de l’époque, l’approvisionnement en énergie électrique devient un business hautement profitable pour des compagnies dont l’une ne produit même pas d’électricité, mais qui en font le commerce lucratif sur les bourses mondiales.

Alors que nous avons dignement célébré un anniversaire de plus de la naissance du génie de la Lika, ce paradoxe parachève le processus de la transition européenne : grâce à Nikola Tesla, nous avons au monde la fée électricité, mais nous devrons désormais importer l’énergie dont nous avons besoin.

 

Article Novosti Persa Aligrudić

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