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Ma Yougoslavie
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10 avril 2013

Oliver Frljić

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Meurtre de Zoran Đinđić, « Effacés » de Slovénie, crimes de guerre et nationalisme en Croatie... Le dramaturge et metteur en scène Oliver Frljić - originaire de Sarajevo et vivant à Zagreb - alimente les polémiques dans tout l’espace post-yougoslave. Partisan d’un théâtre qui porte le fer dans les plaies des sociétés, il s’exprime sur le nationalisme, la censure et le poids du nationalisme. Entretien.

Oliver Frljić vient de monter un nouveau projet en Slovénie, autour de l’affaire des » Effacés » - les citoyens 25.000 citoyens qui avaient été rayés des registres nationaux après l’avènement de la loi sur la nationalité en 1991. Le dramaturge prépare en parallèle sa prochaine pièce, consacrée au calvaire de la jeune Aleksandra Zec (Aleksandra Zec est une adolescente serbe de 12 ans qui a été tuée par cinq militaires croates dans son appartement dans le centre de Zagreb, le 7 décembre 1991. L’affaire n’a jamais été élucidée ni le crime puni et le sujet est encore tabou dans les médias croates), qui pourrait bien agiter encore une fois la société croate...

Novosti (N.) : Le premier centre de censure, que ce soit au sein de l’éducation ou de la culture, est toujours représenté par l’Église catholique. On ne remet pas en question les accords du Vatican avec la Croatie, mais on fait de l’autocensure. Où devrait donc commencer le combat contre l’homophobie et le manque de tolérance ?

Oliver Frljić : La société croate est si imprégnée d’homophobie, de nationalisme et de divers type d’intolérance qu’il est difficile de dire par où il faudrait commencer. Je pense tout de même qu’il est important de commencer par les institutions scolaires, car ce sont elles qui contribuent le plus à reproduire le système de valeurs sociales. Le système actuel privilégie complètement la norme hétérosexuelle. Je vous donne un exemple banal – dans les manuels scolaires, la famille est toujours représentée par un papa, une maman et des enfants. On ne donne pas la chance aux enfants de se familiariser avec d’autres communauté intimes possibles ni de choisir leur propre orientation sexuelle. Bien au contraire – l’amour homosexuel est montré comme contre nature. Pour les ados, traiter quelqu’un de « pédé » est une des plus lourdes insultes et une forme grave de stigmatisation. Aussi, je pense qu’il faut mettre en place des régulations légales qui sanctionnent les discours de haine. Je pense que l’Église devrait être traduite en justice pour ses déclarations officielles autour du débat sur l’éducation et l’homosexualité.

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N. : Votre départ du théâtre Gavella, après la censure de l’affiche du spectacle Fine mrtve devojke (Le directeur du Théâtre zagrebois Gavella, Darko Stazić, a retiré l’affiche du spectacle Fine mrtve devojke de Dalibor Matanić, sur sollicitation du maire de Zagreb, au motif que l’illustration blesserait les sentiments religieux des habitants. En signe de solidarité et pour dénoncer la censure, Oliver Frljić a mis un terme à sa collaboration avec ce théâtre et a arrêté de travailler sur deux projets qu’il y préparait.), n’a pas été suivi par une annulation de la pièce ; au contraire, le spectacle affiche toujours complet. Comment interprétez-vous ce manque de solidarité dans le milieu culturel zagrebois ?

O.F. : Mon départ de Gavella et ma décision de ne plus collaborer avec ce théâtre étaient une prise de parti ouverte contre toute forme de censure. J’estime que continuer à faire jouer ou à jouer dans cette pièce dont l’affiche a été interdite revient à cautionner la censure, à lui donner une pleine légitimité. Les comédiens pouvaient manifester leur désaccord avec cette décision par un grand nombre d’actions, ils auraient pu manifester, se mettre en grève, faire circuler une pétition. Comme on peut le constater, rien n’a été fait – la direction n’a pas changé, les comédiens ont continué à jouer. Je n’ai rien à ajouter.

N. : Vous affirmez que le théâtre contemporain se doit de problématiser le concept de « nation ». Pourquoi pensez-vous que la question de la « nation » est plus importante que la question de la « classe » ?

O.F. : En général, on a du mal à admettre que la « nation » soit une catégorie idéologique qui tend à créer les fondements des différences sociale et à consolider les inégalités. La société croate a été complétement lobotomisée à cause de cette question pendant les années 1990. Les gens ne comprennent pas que l’État devrait être une structure au service de leurs intérêts, et non pas une idée pour laquelle on serait prêt à donner sa vie sans se poser de questions, ou qui nous pousse à détester l’Autre sans raisons. Pour paraphraser Darko Suvin, dans la société croate, il domine un discours « classophobe » qui fonctionne sur le système de l’homogénéisation nationale, tout en conservant le paradigme de l’exploitation économique.

N. : La liste de vos créations pourrait se transformer en liste des scandales politiques déclenchés au théâtre sur tout le territoire de l’ancienne Yougoslavie...

O.F. : Sur une scène, le conflit fictionnel ne m’intéresse pas, ce qui m’intéresse c’est comment le théâtre peut problématiser les consensus sociaux imposés. La principale ligne de conflit se trouve entre les spectateurs – qui représentent le groupe qui accepte le système de valeurs sociales, sa hiérarchisation ainsi que les mécanismes de passivité sociale, sans les critiquer – et, face à eux, les comédiens qui deviennent des sujets politiques. Quand le conflit quitte les cadres fictionnels et les processus normés de la représentation, quand le théâtre questionne les fondements de l’identité collective, des événements performatifs commencent à se mettre place sur un plan social plus large. J’ai aussi remarqué qu’on essaie souvent de disqualifier mon travail sur le plan esthétique. De ce point de vue, comme le disait Pierre Bourdieu, le conflit qui met en joute des esthétiques diverses est au centre de la mutation de la lutte des classes.

N. : Vous avez décidé de revenir sur une des affaires les plus lourdes de la guerre de Croatie : le meurtre de la jeune Aleksandra Zec. Quel type de sentiments souhaitez-vous éveiller chez le public avec ce spectacle ? Qui jouera le rôle principal et quelle est votre approche dramaturgique ?

O.F. : C’est l’actrice Ivana Roščić qui devrait jouer le rôle d’Aleksandra Zec. Même si j’ai décidé de ne pas jouer la pièce dans le théâtre Gavella, alors qu’elle appartient à la troupe de ce théâtre, j’espère qu’elle fera toujours partie du projet, car elle y travaille depuis le début. Nous avons commencé notre création en nous basant sur divers documents d’archives autour de l’affaire de la famille Zec. Notre objectif est de se questionner sur le discours d’auto-victimisation qui est dominant dans la société croate. Dans ce discours, Aleksandra Zec est désignée comme étant « leur victime », et nous devrions plutôt, comme tout le monde essaye de m’expliquer, monter des spectacles sur « nos » victimes. J’avais reçu exactement le même type de commentaires, quand j’avais créé le spectacle La lâcheté (Kukavičluk) à Subotica, durant lequel les comédiens énonçaient la liste des noms des victimes de Srebrenica. On m’avait demandé pourquoi je ne travaillais pas sur la question des victimes de Bratunac. Je dois avouer que je ne sais pas qui sont « nos » victimes et qui sont les « leurs ». Pour moi, une victime est une victime. Aleksandra Zec était notre concitoyenne, mais elle a été tuée parce que l’élite politique de l’époque incitait une partie des citoyens à faire disparaître une autre partie de la société.

 

Article de Novosti, Traduit par Jovana Papović

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